NEW, RARE, AND UNUSUAL. LES MONSTRES DE L’ANTHROPOCÈNE AU RISQUE DE LA CLASSIFICATION
Matthieu DUPERREX est maître de conférence en sciences humaines à l’École nationale supérieure d’architecture de Marseille. Il est l’auteur d’une thèse en arts plastiques consacrée aux relations de l’art contemporain et de l’Anthropocène : Arcadies altérées (2018). Artiste et théoricien directeur artistique du collectif Urbain, trop urbain , ses travaux procèdent d’enquêtes de terrain sur des milieux anthropisés et croisent littérature, sciences-humaines et arts visuels. Dans Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi (Wildproject 2019), il expérimente une narration littéraire qui va à la rencontre des humanités écologiques et des sciences naturelles. Bruno Latour écrit à son propos qu’avec « ses bouleversantes études de fleuves, Duperrex parvient à faire de la sédimentation à la fois une science des sols, et une philosophie de la nature extraordinairement labile et silencieuse. » Avec son dernier ouvrage, La rivière et le bulldozer (Premier Parallèle 2022), Matthieu Duperrex prolonge son enquête sur la « minéralité » de la Modernité, rappelant que la notion d’Anthropocène désigne avant tout l’essence géologique de l’être humain. Il montre ainsi comment l’extractivisme de la société capitaliste occidentale n’est qu’une des voies de matérialisation de cette essence parmi bien d’autres façons possibles de lier les sédiments à l’histoire de l’humanité. Dans cet article, l’auteur nous introduit au bestiaire de l’Anthropocène en ces termes : « A compilation, or particular natural history, must be made of all monsters and prodigious births of nature; of every thing, in short, which is new, rare, and unusual in nature. » Ainsi professait Francis Bacon dans son Novum Organum (1620). Or, que nous propose le Bestiary of the Anthropocene édité par DISNOVATION.ORG (2021) sinon un tel acte de compilation ? Au sol, dans l’air ou au fond des océans circulent tous ces animaux-instruments, équipés, câblés, munis de sondes qui deviennent les sentinelles cyborgs du monitoring écologique ou bien des bio-extensions, plus ou moins létales, du complexe militaro-industriel. Plastiglomérats, Fordite ou Trinitite, minéraux anthropiques, réinterprètent les processus géologiques de pétrification, par sédimentation, compression, fusion, agrégation… Des robots chiens folâtrent dans la Vallée de l’Étrange. Si leur karma les guide jusque là, certains feront l’objet de rituels funéraires bouddhiques. Les arbres se transforment en centrales énergétiques ou en émetteurs d’ondes électromagnétiques. Récifs artificiels de béton et débris de plastique servent d’abri ou de carapace. Mais dans les soutes de la logistique internationale où l’on stocke des pastèques cubiques dans des conteneurs réfrigérés se logent aussi d’autres espèces férales, des mycètes exterminateurs, des virus, « creatures of empire » et monstres de l’Anthropocène…
Anouk DAGUIN est artiste et doctorante depuis trois ans à la Chaire Arts & Sciences de l’ÉcolePolytechnique de Paris-Saclay en co-direction avec la Chaire de Biotechnologie de CentraleSupelec. Artistede la rencontre et des commérages, elle s’inspire de protocoles ou d’outils scientifiques qui deviennent lesmédiateurs de la rencontre. Elle explore, par des projets participatifs, la façon dont se tissent les échanges entre humains, plantes et microorganismes dans un cadre défini, Ehpad, milieux agricoles, lieuxinstitutionnels pour faire naitre de nouveaux récits sur la porosité́ du monde. Jean-Marc CHOMAZ est artiste physicien au LaDHYX, CNRS-Ecole Polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, Université Paris Saclay et co-directeur de la Chaire Arts & Sciences (Ecole Polytechnique, EnsAD, Fondation Carasso France). Le travail de Jean-Marc explore l’espace invisible des couleurs, le spectre des ondesélectromagnétiques qui voyagent dans le Temps-espace et nous connectent au passé, au cosmos mais aussiau monde vivant, plantes, animaux, hommes, Aliens. Sépia d’une photo trop longtemps exposé au soleil ouvert passé du trèfle que les pages d’un livre ancien feuilleté distraitement libèrent de leur oubli. Téléscope d’Intérieur est issu d’un projet art et science original mené en commun par nos deux auteurs qui résument avec pragmatisme et poésie leur intention comme suit : « Une Lunette et un télescope, tous deux munis d’un spectromètre à réseau de diffraction regardent une constellation de plantes à l’autre bout d’une pièce plongée dans le noir où seules les plantes sont éclairées. Le visiteur est invité à regarder par l’œilleton des spectromètres pour découvrir le spectre de diffusion de la plante vers laquelle l’instrument pointe, un arc en ciel aux tons verts exubérants. Périodiquement une mire blanche passe devant l’appareil, les rouges et les bleus s’éclairent alors et l’arc en ciel complet qui décompose cette lumière blanche, apparaît contrastant avec l’arc en ciel aux dominantes anis de la plante. Ici, une anamorphose a projeté le cosmos extérieur dans l’intimité de la pièce, et le télescope pointe légèrement vers le bas sur les plantes d’un intérieur des années cinquante tel que reconstitué par une enquête menée auprès de personnes âgées. Les photographies, lespolaroïds et les textes issus de l’enquête ainsi que le matériel utilisé lors de ces résidences d’artistes dans lesétablissements pour personnes âgées dépendantes, forme une seconde partie de l’exposition. Les témoignages issus de cette enquête sont repris par deux comédiennes lors de performances se déroulant dans l’installation. Ils forment par les décrochages temporels ou logiques, les répétitions et les ruptures de ton comme un théâtre de l’absurde infiniment humain et universel, un lien ténu au Temps, aux souvenirs et à l’oubli. Ces mots retranscrivent une mémoire plus ancienne de nos liens sensibles aux plantes, nos compagnes, de leur bienveillance. Ils disent notre appartenance au vivant et à ses cycles sur des échelles bien au-delà des générations sur des distances qui débordent notre planète comme l’évoque l’utilisation des télescopes, anamorphose entre le loin et le proche. La partie enquête utilise le paradoxe du Temps-espacede l’installation télescope d’intérieur pour renouveler les territoires de l’échange, dépayser l’enquête etvoyager au-delà des souvenirs disloqués dans leur propre océan. »
LE REGARD OBLIQUE – CLÉ ÉPISTÉMOLOGIQUE MAJEURE
Peggy LARRIEU est Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université d’Aix-Marseille. Ses recherches s’inscrivent dans une démarche interdisciplinaire, même plus spécifiquement transdisciplinaire.Après une thèse sur La vie politique saisie par le droit privé (2006), elle s’est intéressée aux relations entre le droit et les sciences de la pensée (neurosciences, psychiatrie, psychanalyse) mais également et, en contrepoint, aux relations entre le droit et les produits de l’imaginaire (mythes, contes, littérature). Elle est l’auteur de plusieurs essais, notamment Neurosciences et droit pénal, Le cerveau dans le prétoire(L’Harmattan, 2015) ; Mythes grecs et droit, Retour sur la fonction anthropologique du droit (PU Laval, 2017) ; La dangereuse utopie d’un monde sans ombre (L’Harmattan, 2022). Elle a dirigé différents ouvrages collectifs, tels que Vivre sans, Que reste-t-il de notre monde ? (Erès, 2020) ; Transhumanisme, Approche pluridisciplinaire d’une nouvelle utopie (Eska, 2018) et rédigé de nombreux articles sur ces questions. Dans cet essai, elle porte un regard affuté à la fois sur le plan artistique et épistémologique sur l’oblique. Utilisée dans le domaine artistique pour déchiffrer une anamorphose, la technique du regard oblique peut en effet être étendue à tous les champs de la recherche. Cette technique, qu’on peut appeler « l’obliquité », s’avère en effet particulièrement féconde. Elle nécessite d’endosser les valeurs d’éloignement et de détour (s’imposer d’aller chercher ailleurs de nouvelles pistes), les valeurs d’incompétence (s’attacher la coopération de personnes ne connaissant rien au domaine prospecté), voire même les valeurs d’insolence (privilégier le travelling mental, le déconcertant ou l’absurde).
Anthony JUDGE (Australie) est l’instigateur de l’Union of Imaginative Associations suite à son départ à la retraite en mai 2007 en tant que directeur de la communication et de la recherche de l’Union des Associations Internationales (UIA) basée à Bruxelles depuis le siècle de sa fondation en 1907. Sa responsabilité permanente, depuis 1972, a été le développement de bases de données interconnectées sur ces organisations internationales, leurs réunions, leurs stratégies, les problèmes sur lesquels elles se concentrent et leurs valeurs, ainsi que des bases de données associées sur les modes de développement humain, les données bibliographiques et les profils biographiques. Au cours de cette période, il a notamment été chargé de publier ces informations dans une série de supports de référence – dont l’Annuaire des organisations internationales et le Calendrier des congrès internationaux – et de permettre l’accès à leur contenu par hyperliens sur le web. En particulier, avec l’aide financière de Mankind 2000 dont il est devenu le directeur exécutif, il a développé l’Encyclopédie des problèmes mondiaux et du potentiel humain pour l’UIA de 1972 jusqu’à son intégration actuelle en ligne avec ces autres bases de données. Dans le cadre du développement de ces initiatives de gestion des connaissances et des enseignements qui y sont associés, il est l’auteur d’une collection de plus de 1 600 documents sur l’organisation de l’information et des connaissances, pertinents pour la gouvernance et l’élaboration de stratégies, les organisations en réseau, les études transdisciplinaires et la durabilité (voir Richer Metaphors for Our Future Survival : Narrative autobiography as a futurist, 1996 et the future of dialogue and sustainable community). Le sujet de sa contribution à PLASTIR ( édition originale avec images animées publiée sur Laetusinpraesens, site de l’auteur qui a contribué plusieurs fois à Plastir : consulter les n° 10, 17, 19, 25, 36, 39 & 50) est relatif à la métasphère. Il le résume ainsi : « Tout cadrage du « métavers » par rapport à l' »univers » de la communication, de l’information et de la connaissance humaines peut être compris comme prêtant à confusion — étant donné la confusion associée à l’immensité de l’univers physique avec ses milliards de galaxies. La suggestion ici est que l’articulation intensivement étudiée de la physique atmosphérique – de toute évidence par les climatologues – est potentiellement indicative d’un ensemble de métaphores de valeur pour distinguer les processus cognitifs dans un système psychosocial global. Un certain degré de crédibilité pour cette suggestion est déjà évident dans la manière dont le mot « atmosphère » est emprunté pour décrire les conditions psychosociales de la « météo » et du « climat » – comme pour la « température » dans les références à un « débat animé ». Dans ce contexte, la question est de savoir comment envisager – et faciliter – un exode mondial d’une planète de plus en plus « inhabitable ». Plutôt que la distraction trompeuse d’un exode physique – essentiellement impraticable pour le plus grand nombre -, cette question est explorée comme une forme de migration cognitive, mieux comprise comme une forme de retour à la maison cognitif. Une telle transformation a notamment des implications pour un engagement plus fructueux vis-à-vis du changement climatique. »