Plastir n°23 – 06/2011

PARADIGMES LITTÉRAIRES, PARADIGMES SCIENTIFIQUES : QUELQUES ENJEUX POÉTIQUES DE LA PLURIDISCIPLINARITÉ

Christine BARON est maître de conférences en littérature générale et comparée à l’Université Paris III Sorbonne nouvelle et vient d’être nommée professeur à l’Université de Poitiers. Ses travaux sont axés sur l’herméneutique, les rapports théoriques entre la littérature et la philosophie et les transferts épistémologiques entre sciences et littératures. Spécialisée en littérature italienne contemporaine, elle a notamment décrypté l’œuvre d’Italo Calvino et a récemment publié deux ouvrages dans ce champ épistémologique aux éditions L’harmattan : « La pensée du dehors » qui montre en quoi la littérature, depuis toujours porteuse d’une interrogation philosophique -voire d’une instance de vérité-, s’inspire des modèles scientifiques ou des approches sociohistoriques contemporaines pour élaborer de nouvelles représentations (2007), et « La littérature et son autre » où elle analyse « l’apriori informe » en tant que concept littéraire développé par Borges et les membres de l’Oulipo tels Calvino et Queneau (2009). Dans cet article, elle dépeint ces univers autonomes qui s’interpénètrent, les paradigmes qui les fondent et leurs frontières. En parfaite cohérence avec les assertions de PSA, elle fait le constat que les savoirs, quels qu’il soient, ne peuvent être isolés, lus que dans un cadre strictement disciplinaire – ici, littéraire -, nécessitent d’établir des ponts formels ou informels avec d’autres savoirs philosophiques, scientifiques ou anthropologiques. Ainsi cet extrait : « Cependant l’histoire littéraire et l’histoire des théories de la littérature nous enseignent constamment que ces autres ne se bornent pas à être ces savoirs dont on parle, mais la forme même du questionnement qui les traverse lorsque dans leurs présuppositions, voire leurs méthodes, ils entretiennent une relation intime avec les énoncés littéraires, voire les paradigmes (formels, génériques, historiques, rhétoriques) par lesquels se définit la littérature dans une proximité telle qu’il est parfois difficile de démêler les appartenances et la généalogie de tel ou tel concept pourtant couramment utilisé et considéré comme opératoire » où Christine Baron nous précise d’emblée sa position et introduit « les enjeux épistémologiques et leurs paradoxes dans la pensée des paradigmes littéraires ». La littérature ne fait pas les autres disciplines, mais contribue à les penser. Elle n’a pas qu’une valeur rhétorique, heuristique (contextualisations), modélisatrice comme en science avec Sainte Beuve ou encore mimétique – encore que l’auteur montre très bien tout l’impensé des pratiques cognitives et sociales liées à ce mimétisme et leurs impacts sur la critique littéraire et universitaire -, mais elle contribue à « informer des poétiques empruntes d’une « pensée du dehors », c’est-à-dire naturellement ouvertes et au cœur d’enjeux pluri- voire transdisciplinaires. En effet, même si l’auteur ne se réfère pas clairement à ce qui traverse et dépasse les disciplines, cette pensée nous paraît latente, à la fois dans le récit et ses récurrences, la géopoétique des lieux, les représentations translittéraires, les fonctions heuristiques multinivellées ou encore dans cette « archistructure de toute forme de connaissance » détectée par Ricoeur et Gadamer dans le corpus de textes théoriques non proprement littéraires mais à même d’ancrer des savoirs communs. Savoirs qui se matérialisent dans la métaphore, la triangularité, l’épistémè, les lectures ou les poétiques croisées, les figures de style, la scripturalité enfin, comme approche génésique d’une omniscience aux vertus littéraires. Ces géométries ou ces Géographies, comme aime à les décrire Christine Baron, nous conduisent à nous interroger une fois encore sur le processus de la pensée et de la découverte (PLASTIR N°22) : l’écrivain et le savant suivent-ils un parcours intuitionniste inverse, comme le suggère Proust dans A la recherche du temps perdu, pour arriver à leurs fins ? Ont-ils, comme le préconisait déjà Lucrèce ou Aristote, puis nombre de nos chercheurs contemporains, un imaginaire commun systématiquement réinvesti dans leur champ de créativité ? C’est Calvino qui donne la réponse à travers ces propos de l’auteur sur ses Leçons américaines: « A l’évidence, l’énoncé littéraire engage par ces choix une vision de la science ; celle d’un savoir scientifique qui s’intéresse moins à ce qui est qu’il ne tente de capter le processus de la genèse dans sa dynamique même (une cosmogonie concerne l’univers en constitution, non sa forme achevée) » ou encore, dans cet extrait ne décrivant à nos yeux parfaitement la plasticité. « D’abord obsédé par l’idée que le monde ne nous apprend rien et que seuls les mots sont porteurs de sens, il décrit un changement de route qui le conduit à penser que la vocation de la littérature consiste à donner voix à ce qui n’a pas de voix ; le monde muet des choses, l’informe matière, et peut-être plus encore que la matière elle-même sa virtualité, celle de la cellule ou de l’atome. » Cette Plasticité de la matière comme matériau brut du scripteur nous fait pénétrer de plein pied dans l’objet même de la recherche de Christine Baron sur le processus de l’écriture : « […] dire la matérialité « du dedans » c’est parier sur le « dehors », le non humain pour évoquer le malaise existentiel par l’objet, c’est éviter la pesanteur de l’introspection, utiliser l’anthropomorphisme comme détour ». Ce qui nous emmène naturellement vers Queneau qui affirme que le langage formel des mathématiques est autonome et extérieur à leur valeur cognitive propre ou leur champ de compétence dans la mesure où elles ne portent pas sur le réel. Autonomie qui l’exempte de toute réduction ou contestation : la ‘vérité’ mathématique est admise de fait. Si ce n’est pas le cas de l’ensemble des disciplines, il ressort que l’unique façon de sortir du ’totalitarisme’ littéraire qui donnerait une valeur cognitive absolue au récit ou des glissements paradigmatiques injustifiés, est la confrontation des savoirs au travers des mots. Et l’auteur de citer Foucault ou Bouveresse – à propos de Musil – comme acteur contemporain de « cette troisième voie des rapports entre savoirs et littérature », tiers qui s’exprime dans la « mutuelle extériorité » de chacun de ces termes, sans que l’un n’exclue ou ne spolie l’autre.

DE JEAN PIAGET À ERSNT VON GLASERFELD – RETOUR SUR UN ITINÉRAIRE EPISTEMOLOGIQUE

Jean Louis LE MOIGNE est ingénieur ECP, professeur émérite de sciences à l’Université d’Aix-Marseille III et président de l’association européenne du programme modélisation de la complexité (MCX). Prenant conscience avec l’essor de la cybernétique et de l’intelligence artificielle issus des travaux de pionniers tels que von Foerster, Bateson ou Simon (PLASTIR n°22) de la nécessité de changer de cadre de lecture, Jean Louis Le Moigne s’engagera dans les années quatre vingt à développer de nouvelles épistémologies dites constructivistes, autrement dit non purement positivistes, mais propres à l’appréhension des objets non naturels interrogeant tous les champs de la connaissance ou la représentation. Se référant à De Vinci, Vico, Piaget, Bachelard, Valéry et s’alliant avec Morin pour mieux cerner la complexité, il s’attachera à décrire minutieusement les fondements de ce nouvel épistémè sur le plan méthodologique, économique et social, psychologique, phénoménologique, dialogique, avec un éclairage particulier sur les sciences de l’ingénierie, de l’information et de l’éducation où il est prégnant. De nombreux ouvrages didactiques (PUF, 1977 plusieurs fois réédités et 1999) ou abordant tour à tour les enracinements, l’épistémologie de l’interdisciplinarité et la modélisation de la compréhension propre au constructivisme (ESF, 1994, L’Harmattan, 2011 à 2003) marqueront ces recherches qui ne font que s’étendre et abordent naturellement l’écologie de l’esprit, terrain de prédilection d’Ersnt von Glaserfeld qui prône une épistémologie constructiviste plus radicale. C’est là que se situe le terrain d’achoppement de cet article où J.L. Le Moigne nous donne à découvrir historiquement – le lecteur découvrira l’importance des années 1973, 1988 et 1994 dans l’élaboration de « cet itinéraire épistémologique » et de l’intrication ou la synchronicité des savoirs qui fait souvent avancer la science – le trajet qui l’a amené à découvrir cet auteur sur le tard, et tout ce qui le relie de sa lecture de Piaget. De fait, le lien se situe à l’évidence dans la nécessité absolue d’élaborer une stratégie épistémologique qui réponde et surtout contextualise les nouveaux courants scientifiques, qui intègre le sujet dans sa complexité et la connaissance dans une même approche gnoséologique. Il tient à la nature non cartésienne du paradigme constructiviste de von Glaserfeld, au fait qu’il s’affranchisse une fois pour toute du « réalisme métaphysique » et qu’il définisse l’intelligibilité comme auto-organisée et auto-organisante. Ainsi dira-t-il clairement « Ne plus considérer la connaissance comme la recherche de la représentation iconique d’une réalité ontologique, mais comme la recherche de manière de se comporter et de penser qui convienne. La connaissance devient alors quelque chose que l’organisme construit dans le but de créer de l’intelligibilité dans le flux de l’expérience ». von Glaserfeld y ajoute une dimension éthique et responsabilisante du sujet s’opposant aux épistémologies réalistes et à « la radicale légitimité de l’hypothèse phénoménologique » prolongeant et enrichissant l’œuvre de Piaget. C’est sur cette phénoménologie, ce processus actant depuis les origines de l’humanité, plus que sur la radicalité de l’épistémologie de von Glaserfeld que l’auteur conclura à l’instar de Simon, Morin ou encore Valéry, nous donnant à réfléchir sur l’édifice et la nature profonde de toute connaissance.

L’INTERSECTION ENTRE LA SCIENCE ET L’ART AU XXE SIECLE : A LA RECHERCHE DE « LA BEAUTÉ PHILOSOPHIQUE »

Paulo Nuno MARTINS est PhD en épistémologie, histoire et philosophie des sciences de la nouvelle université de Lisbonne. Il a également une formation d’ingénieur en chimie et est diplômé en langues orientales (Japonais, Chinois, Arabe et Russe). Membre du CIRET, il fait en ce moment un post-doctorat au centre Interuniversitaire de l’histoire des sciences et des technologies de l’Université de Lisbonne. Son approche se situe dans la mouvance des « arts visuels » qui s’étend des modèles cosmologiques du monde antique (Du Parthénon à l’Hiparco-Ptolomeu) aux visualisations contemporaines générées par ordinateur des sciences de la vie. « L´imagination est plus importante que la connaissance » : dira Einstein. Cette citation inaugure l’article de l’auteur en mettant l’accent sur l’intersection entre la science et l’art, la genèse qui a conduit les individus à « comprendre » la connaissance scientifique à travers les âges, en particulier par le biais de leur « vision imaginative » issue de la description allégorique de l’art, présente à la fois dans les cultures occidentales et orientales. De la Renaissance avec le De humani corporis fabrica à l’influence de la philosophie positiviste des sciences du XIXe siècle, notamment la théorie de l’évolution des espèces de Darwin, sur le réalisme, l’impressionnisme (Degas, Manet Renoir) et le post-impressionnisme (Van Gogh, Cézanne, Gauguin) jusqu’au BioArt représentatif du XXe siècle (Rapoport, Anker), l’archétype de la beauté de la Nature est partout, demeure le point de jonction éternel entre les sciences et les arts. Paulo Martins nous en donne des exemples contemporains flagrants allant de la théorie du chaos à celle du Bing Bang, avec des zooms sur les équations différentielles de Poincaré ou les analyses de physiciens comme Maxwell, Weber, Eddington, Schrödinger, Einstein au travers de leurs découvertes fondamentales, notamment en mécanique quantique. Découvertes qui ont bouleversé le monde, montré la créativité et le libre arbitre à l’œuvre dans l’ « invisible », dans la nature et leur pendant psychologico-philosophique. En effet, l’opposition entre la doxa et l’épistémè, entre l’inconscient mythique et la réalité consciente est-elle rédhibitoire ? Y a-t-il une relation linéaire entre progrès scientifique et progrès de l’humanité ? A l’évidence non, répond l’auteur en s’appuyant sur les archétypes de Jung ou la théorie de la pensée (ou de la perception consciente) initiée par Fechner puis largement suivie en esthétique (Malevitch) comme en science (Damasio). On ne peut tout citer. Ainsi encore l’influence de l’interprétation de rêves de Freud sur les cubistes comme Picasso et Braque (Mimesis), de la théorie des fractales sur l’expressionnisme, de l’espace à quatre dimensions de Minkowski sur le surréalisme de Breton ou encore de l’univers holographique de Bohm où « l’«Espace et le Temps» sont des projections de la pensée consciente» au théorème de Gödel. C’est la philosophie orientale, arabe et en particulier indienne avec Sri Aurobindo qui aura le dernier mot dans cet essai sous les traits de la « nouvelle alliance » de Prigogine avec Arp, Chandrasekhar, la naissance du Pop art ou des minimalistes intégrant la poussée orientale dans leurs créations les plus somptueuses comme le Taj Mahal et scellant le sceau de cette pensée bicéphale [Occidentale et Orientale] exprimée dans toute son essence par les poèmes de Tagore.

WITTGENSTEIN, LE DEVOIR DE GÉNIE PAR RAY MONK

Claude BERNIOLLES est poète, diplômé en Droit comparé et a suivi un parcours en Lettres et en Philosophie en assistant aux cours et séminaires du Collège de France d’Yves Bonnefoy et de Jacques Bouveresse. Dans PLASTIR n°20, il avait abordé la pensée philosophique de Wittgenstein au travers de la rédaction des « Carnets ». Il se place ici en témoin avisé de la vie du soldat Wittgenstein pendant la guerre de 14-18 relatée par Ray Monk. Un Monk qui décante l’œuvre au travers de l’homme, nous fait vivre et partager « ses interrogations philosophiques » fondamentales qui surgissent sur le front, sa solitude, ses pensées suicidaires, éthiques, « sa conversion religieuse » sous l’égide de « l’évangile » de Tolstoï, la naissance du Tractatus aussi… Tractatus qui aurait pu demeurer un ouvrage de logique pure – tout, « sauf les remarques finales concernant l’éthique, l’esthétique, l’âme et le sens de l’existence » – dit-il, s’il n’était pas emprunt de cette humanité et de cette appétence à montrer sans se contenter de dire propre à Wittgenstein. Claude Berniolles semble suivre cette logique tantôt acteur, en nous montrant la genèse de l’oeuvre au travers des carnets du maître, de ses lettres à des amis chers, Pinsent, Russell, de son désespoir, de ses affects; tantôt lecteur ou biographe en nous décrivant le retour de Wittgenstein à Cambridge après le front. Il y décrit là notamment sa phase vérificationniste où il prend ses distances avec le Cercle de Vienne en réfutant l’idée que la logique mathématique soit directement liée à une factualité objectivement « vraie » au moment où Gödel énonçait ses fameux théorèmes d’incomplétude. Nombre d’autres thèmes comme le langage, la valeur des théories, de la pragmatique, de l’enseignement de la philosophie, de sa grammaire -‘La grammaire est le miroir de la réalité’ -, de l’anthropologie et la magie en opposition à Frazer ou encore de sa judaïcité à propos du projet d’autobiographie de Wittgenstein sont tour à tour abordés sous un angle littéraire ou quasi-analytique parfois. Ils dévoilent par le biais de la petite histoire (sa rencontre avec Marguerite, ses cours de Cambridge), de son humour, des jeux d’écriture ou de langage (le cahier bleu), de sa façon de travailler (work in progress), le côté intimiste de l’œuvre, sa métaphysique, ce qui sous-tend souvent de façon imperceptible la construction de l’édifice entier.

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