Plastir n°22 -03/2011

L’UNITÉ DES ARTS ET DES SCIENCES : LA PSYCHOLOGIE DE LA PENSÉE ET DE LA DÉCOUVERTE

Herbert Alexander SIMON est l’un de ces chercheurs encyclopédiques et pionniers des Etats-Unis d’Amérique qui ont éclairé les sciences de l’information au sens large du terme: psychologie cognitive, intelligence artificielle (IA), sociologie, organisations, citoyenneté. Né dans le Wisconsin en 1916, docteur en Sciences Politiques de l’Université de Chicago, prix Nobel d’économie en 1978, il s’est dans un premier temps passionné par la signification de la rationalité en science, créant la théorie de la rationalité limitée (bounded rationality) s’opposant à la rationalité substantive des Néo-classiques. Comme le montre Claude Parthenay (2005), Simon a intégré très tôt la théorie de l’information à la psychologie sous l’influence de Wallas, Ely, Angell et George et l’a notamment appliqué à l’intentionnalité, montrant les limites de la rationalité individuelle, procédurale ou liée au processus de décision-action, ainsi que le rôle prépondérant de l’interaction homme-machine. L’ordinateur, dira-t-il ainsi dans les années cinquante, « permet de systématiser la pensée humaine et en vient ainsi à dire ce qu’est la pensée humaine ». Enseignant en sciences politiques à l’Illinois Institue of Technology puis à la Graduate School of Industrial Administration au Carnegie Institute of Technology de Pittsburgh où il développera les liens entre économie et science des comportements, il recevra le prix Turing en 1975 avec A. Newell pour ses travaux de pionnier en IA. En effet, dès les années cinquante, il énoncera avec Hawkins un théorème solutionnant les problèmes liés aux matrices d’entrée-sortie et percevra les enjeux considérables de l’informatique et de qu’il appellera l’intelligence artificielle. Expert en économie auprès des présidents des USA L. Johnson et R. Nixon durant les années soixante et membre de l’académie des sciences des Etats-Unis, il ne cessera de démontrer une citoyenneté active et un immense réservoir de possibles dans les domaines croisés de la science de l’information et des comportements humains. Auteur prolixe et traduit dans la plupart des langues du monde (fond déposé au Mémorial H. Simon de Carnegie-Mellon University à Pittsburgh. Penn. USA), il demeure néanmoins insuffisamment connu en France où des économistes comme Parthenay, des psychologues sociaux comme A. Demailly (2004) et des systémiciens comme J-L Le Moigne œuvrent pour la diffusion de son œuvre. C’est pourquoi nous le diffusons dans PLASTIR à notre tour et sur un choix particulier ayant trait à l’articulation science et art, sujet porteur, s’il en est, des valeurs de PSA. De fait, le titre de l’article parle de lui-même. Il traite de l’unité des arts et des sciences et s’ouvre à la pensée de la découverte. H. Simon nous dresse dès l’introduction le fil conducteur de son approche des deux cultures. La modernité du ton – le papier est publié dans les soixante – et sa volonté de combler le gouffre qui sépare les scientifiques des littéraires ou des artistes nous placent d’emblée sous l’angle d’attaque épistémique de Simon. Loin de se borner à épiloguer ou à décrier comme cela se fait encore de nos jours, il considère, sous couvert du paradigme de traitement de l’information, le processus de la pensée comme un tout dans lequel s’épandent naturellement nos deux hémisphères – l’intuitif et l’analytique -, un tout inséparable, qu’il est vain de vouloir scinder, tout comme l’abord inter- voir transdisciplinaire qu’il voue très tôt à l’ensemble des sujets qu’il aborde. Et là, Simon est aussi un précurseur, car il comprendra très tôt qu’on ne peut saisir un phénomène aussi complexe que l’économie ou l’information sous un angle monolithique. Pour preuve, ce rapport de l’homme aux symboles mathématiques, à la computique, la psychologie, l’anthropo-sociologie, la philosophie et l’IA bien sûr. Dès lors, Simon étudiera les systèmes de symboles sous l’angle biophysique : comment le cerveau et la machine traitent-t-ils l’information ? Qu’apportera une science qui traite des rapports homme-machine, de la psychologie cognitive, de la sémantique ? Et comme toujours, il ira très loin dans les aspects formels et logico déductifs de ces postulats, introduisant des notions-clé comme la re-cognition, tout en débouchant sur la compréhension des formalismes – notamment mathématiques- en terme de langage appliqué – informatique – et parlé – allusion à Chomsky -. On cerne ici toute l’étendue de la perspective de Simon qui ne théorise pas dans le vide mais concrétise ses découvertes ou avancées. Ainsi dira-t-il dans ce contexte « [ ….] pour comprendre un conte de fée, il peut être nécessaire de comprendre ce qu’est une « histoire ». Cette information, elle aussi, peut être stockée sous la forme d’une structure de liste qui décrit l’histoire prototype. […] La compréhension d’un problème de physique implique la création en mémoire d’une nouvelle structure de symboles qui décrit la situation particulière dont relève ce problème. Les composants de ce schéma du problème sont des occurrences des schémas prototypes correspondant aux types des concepts qui sont utilisés dans les problèmes de physique, comme le levier par exemple. De la même façon, la compréhension d’une histoire implique la création en mémoire d’une nouvelle structure de symboles, de forme arborescente, qui remplacera la chaîne linéaire des symboles constituant cette histoire par une autre forme révélant la « grammaire du récit ». » Toute l’interaction phénoménale y transparaît, de même que la volonté de l’auteur de dégager une mise en équation ayant une efficience suffisante pour traduire un conte de fée. « Dans les deux cas, la clef réside dans la capacité à extraire la signification sémantique enchâssée dans le langage ». La conclusion de Simon est limpide et prévaut dans la créativité à l’œuvre, qu’il s’agisse du geste du sculpteur, de la grammaire d’une composition musicale ou de la découverte d’Archimède. Et Simon de conclure à un langage commun, une particularité mathématique, une éducation nécessaire à toute appréhension globale de la connaissance, du processus de pensée dans son entièreté.

L’INTENTIONALITÉ DE LA CONSCIENCE

Mariana THIERIOT LOISEL & Marc-Williams DEBONO sont respectivement philosophe et neurobiologiste (les lecteurs sont priés de se reporter aux précédentes publications de PLASTIR pour les biographies des auteurs). Ils signent ici un article en commun sur le thème de la conscience non intentionnelle, relevant humblement le flambeau allumé par H. Simon sur le plan du rôle primordial de l’intention comme de l’unicité des langages communs à adopter pour aborder le processus de la pensée. De fait, le ton est donné dès les premières lignes: on ne peut penser aujourd’hui sans assumer « à la fois l’universalité des problèmes éthiques posés dans les diverses disciplines du savoir et la singularité de chaque réponse ». Autrement dit, sans intégrer les relations complexes entre cognition et conscience, entre intention et conscience, entre information et conscience. Et les auteurs de citer un autre penseur de l’universel, Francisco Varela qui a décrypté les liens entre IA, cognition et intention en proposant plusieurs concepts-clé comme l’auto-organisation et l’énaction, ce qui l’a conduit à défricher le champ métacognitif, le pourquoi et le comment des attitudes non intentionnelles que MTL aborde sous l’angle de la perlaboration et MWD sur celui de la neuroplasticité et de l’autonomie de l’esprit. Qu’en sort-il ? Clairement, un terrain commun : les métaconnaissances de l’humain, et une approche complémentaire du cheminement « pervers » emprunté par la conscience pour nous conduire à agir. Le processus de perlaboration vise à réécrire le savoir de la modernité selon Lyotard qui s’inspire de l’approche freudienne : capacité d’accueil, ouverture d’esprit, voire empathie favorisant « la vérité de l’autre », le libre arbitre, la vérité de l’acte in fine, le « passer » (Durcharbeitung) au travers de, autrement dit la translation. Ainsi les lapsus, dénis et autres trahisons de notre inconscient, de nos mémoires ancestrales qui noient l’intentionnalité de la conscience, nous permettent de dépasser les résistances: « être apte à recevoir ce que la pensée n’est pas préparée à penser, voilà en quoi consiste la pensée » [….] « penser c’est tout questionner, y compris la pensée, la question et le processus ». La perlaboration, dit MTL en citant Freud, c’est combler les lacunes de la mémoire de façon dynamique et affronter les résistances dues aux répressions « ce qui a pour effet une transformation des processus de pensées qui auparavant inconscients deviennent conscients ». Perlaborer le sens collectivement pousse le processus plus loin encore, jusque sur les terrains Husserliens dans la mesure où il devient nécessaire de dépasser la dialectique intentionnelle et non intentionnelle de la conscience. D’où la nécessité absolue pour les peuples de déchiffrer cette non intentionnalité latente, cette culpabilité qui couve à l’aube de graves conflits, qu’ils soient extériorisés, planétaires et fratricides dans la révolution, ou intériorisés dans le suicide individuel. A l’autre bout, le cerveau-monde que décrit MWD n’est que le reflet interne de ces bouillonnements, l’organe pensé de la pensée qui participe dans sa chair et dans son être à la perlaboration. Comment douter de son efficience, alors qu’elle confère à l’esprit une certaine autonomie qui ne le délivre pour autant pas de ses racines biologiques, qui au contraire l’ancre dans la plus noble de ces tâches : transcrire l’indicible, l’intention écrite et inscrite dans l’individu, ce qui le fait génétiquement homme et humainement « épigénétique », c’est-à-dire, dans notre contexte, acteur de son propre déroulement ou devenir. Or, c’est la neuroplasticité qui traduit au plus haut degré cette inférence. Le cerveau reconstruit le monde dans lequel il s’est construit, en garde les traces immuables et en crée sans cesse de nouvelles, confère à celui qui le porte sensitivité et re-cognition perpétuelle au sens de Simon. La mémorisation des strates se poursuit. L’identification naît. Tout écueil est possible. Surtout quand la représentation, empreinte des affects incessants qui traversent notre futur agir, hisse le drapeau rouge : celui de l’autisme ou de la schizophrénie. La plasticité est à double tranchant. A nous de savoir la guider. A nous de différencier fantasme et réalité, de naviguer à vue entre ce qui est intention et non intention, entre ce qui est nous et ce qui est notre image. « La connaissance s’acquiert dans la dualité entre le risque de péricliter et la tendance à transcender. Or, cette propension extraordinaire à fantasmer, à mythologiser est le propre de l’homme. Burinée par la langue et la métaphore, elle introduit l’élément-clé du clivage entre le réel et l’imaginaire. », dixit MWD. Fort heureusement, nous avons de nombreux garde-fous dans le sens où la plasticité admet des degrés d’inférence inouïs, qui plongent au cœur même de l’humanité et du cosmos. « D’où un second degré de plasticité, d’où le jeu épique entre le conscient et l’inconscient; d’où cette virtualité inouïe, mystérieuse, qui secrète l’inconnu. Ainsi, le cerveau ne reproduit pas le monde: il est le monde, dans le sens où il a émergé en tirant parti du hasard (comme les autres grands traits évolutifs), mais s’est forgé dans le sillon creusé d’un monde dont tout nous indique qu’il est lui-même fruit d’un « hasard », dont tout nous indique rien… ou peut-être une lueur ontique ? Cette lueur, c’est l’unité des principes génératifs conduisant à l’homme. » Et cette métaplasticité systémique rejoint, épouse les plasticités psychiques de l’individu, sa propension à perlaborer, à partager cet univers vierge – car toujours renouvelé – de l’agir essentiel, à délimiter la frontière entre démesure et folie, entre conscience intentionnelle et non intentionnelle.

ECHOLALIES : LA LOGIQUE DE L’OUBLI

Joseph E. BRENNER est docteur en chimie organique de l’Université du Wisconsin, logicien et épistémologue. Membre de plusieurs sociétés savantes telles que l’American Association for the Advancement of Science ou la New York Academy of Sciences aux USA et le CIRET en Europe, il s’intéresse à la théorie de l’information, aux systèmes logiques formels et informels, à la complexité et à la philosophie. Auteur de nombreux essais, il a notamment publié « Logic in reality » (Springer Verlag en 2008), un ouvrage majeur analysant les systèmes logiques inscrits dans la réalité au sein duquel il décrypte la systémologie de Stéphane Lupasco. Ces systèmes et l’approche dialectique qu’il a développée autour d’eux ont fait l’objet d’une précédente publication dans PLASTIR n°14 à laquelle le lecteur pourra se référer. Dans ce nouvel essai, J. Brenner, qui a contribué au livre passionnant du Prof. Heller-Roazen (Université de Princeton) intitulé « Echolalies : essai sur l’oubli des langues » traduit par Justine Landau et publié au Seuil (2007), s’intéresse à la sémantique de l’oubli et à la plasticité de la langue. Heller-Roazen donne en effet une acception nouvelle à l’écholalie : il ne s’agit plus d’une répétition maladive, mais de la traduction du fait que chaque langue est l’écho d’une autre, l’écho du babil enfantin dont l’effacement ou l’oubli a engendré la parole. Outre cette allusion aux travaux de Jakobson sur le stade prélinguistique, il cite maints exemples mythiques, littéraires,mystiques ou poétiques de ces écholalies, de ces dialectes oubliés, de ces textes sacrés en appelant à Freud, à Dante ou à Poe sans omettre la tour de Babel… Joseph Brenner nous propose ainsi d’aborder l’approche d’Heller-Roazen sous l’angle du plasticien et résume son approche comme suit : « Les analyses faites par le philologue Daniel Heller-Roazen des processus linguistiques évolutifs dans son livre poétique Echolalias offrent la possibilité exceptionnelle d’une démonstration à la fois de la logique de Lupasco et du concept de Debono sur la plasticité. Le sous-titre du livre « A propos de l’oubli des langues« , démontre qu’une forme d’oubli est au centre du changement dans les langages, leurs constituants et leurs poésies. Cet article est composé pour l’essentiel de brefs commentaires sur les chapitres d’Echolalias, mais établit en premier lieu des rapports étroits entre la discussion d’Heller-Roazen à propos de l’oubli et la logique et l’épistémologie de Stéphane Lupasco, également résumés dans mon récent ouvrage, Logic in Reality. Je montre en particulier que, dans Echolalias, la dialectique essentielle du « le même et pas le même » est clairement exemplifiée. Mon article comprend également une discussion brève des distinctions impliquées entre le langage parlé et écrit dans Echolalias, ainsi que de leurs relations à l’oubli, en me référant au De la grammatologie de Jacques Derrida. Heller-Roazen maîtrise une gamme énorme de sources originelles en Grec, Hébreu et Arabe, ainsi que la psychologie de Freud et des études érudites récentes en philologie et linguistique. Mon article ne prend comme source primaire qu’Echolalias, mais il le met en rapport avec les problèmes actuels de la logique et la philosophie du langage, de l’esprit et de l’art, ainsi qu’avec les travaux issus des sciences cognitives et de l’épistémologie. Je cite en particulier les travaux de Marc-Williams Debono sur la plasticité du langage. Dans une section à laquelle ce dernier a largement contribué, nous montrons notamment que l’approche de base d’Heller-Roazen a une grande importance pour les transformations qui prennent place aujourd’hui dans le « cyberespace » et ailleurs. Des formes de plasticité qui sont en train d’émerger dans la mémoire et l’art compensent le processus d’oubli catastrophique du savoir parler et savoir écrire que l’on observe. Notre approche peut donc être considérée comme une contribution à une “éthique ternaire” des sociétés basées sur l’information (information-based society) dont elles sont parties intégrantes.

LES LIVRES QUI ONT COMPTÉ

Edgar MORIN est sociologue, philosophe, directeur émérite de recherches au CNRS, président de l’association pour la pensée complexe, de l’ISCC (Institut des sciences de la communication) et de l’agence européenne pour la culture. Il est aussi l’auteur des six volumes de « La Méthode ». Le Centre Edgar Morin (IACC-EHESS) recense et poursuit son œuvre dans une perspective transdisciplinaire. Membre d’honneur de PSA, il nous livre dans ce numéro de PLASTIR une partie intime de son œuvre, de son histoire, de la genèse de La Méthode aussi, au travers de ses lectures. Des romans de son adolescence – Romain Rolland ou Anatole France – à sa découverte des textes fondamentaux d’Husserl et d’Heidegger en passant par Atlan, Bateson, Georges Bataille ou encore Rimbaud, on découvre la faible empreinte culturelle de son enfance qui lui permettra de créer sur un espace vierge une œuvre multiforme, vaste et profonde et la forte empreinte de « la substance maternelle » qui lui a tant manqué et qu’il va rechercher sa vie durant à travers les livres, l’empathie avec les autres, son attachement à ses racines, à « sa matrie méditerranéenne » et à la religion du salut. On comprend mieux sa volonté farouche d’intégration, de partage des savoirs et des connaissances s’exprimant autant sur le terrain politique, qu’historique, sociologique ou épistémologique. Ainsi dira-t-il : « […] je serais facilement apte, comme tout individu nourri de plusieurs cultures, attaché à chacune mais n’absolutisant aucune, à devenir citoyen de la planète Terre ». Cette contradiction vécue, il l’alimentera, à l’âge où l’on doute de tout, où les lectures marquent pour toujours, avec la pensée de Pascal, d’Héraclite, de Dostoïevski, de Marx et d’Hegel, mais aussi de Rousseau et de Montaigne. Dostoïevski plus encore que les autres, où la souffrance des héros des Possédés comme Aliocha, Ivan, Muchkine ou Stravoguine hantent toujours son esprit, l’ont conduit à l’idée de compassion ou d’homos sapiens/demens dans « Le paradigme perdu ». Profondément humain, Edgar Morin ne cesse d’aborder ce que je nommerai la philosophie des reliances, une philosophie tournée à la fois vers ce qui oppose et ce qui rapproche. Ainsi en est-il de Céline et de Proust, « de la vérité des idées contraires » ou des inextricables liens et déliens entre la foi, la raison et le doute incarnés par la pensée de Pascal, sa relativisation entre les parties et le tout, les dialogiques multiples qui en découlent, l’assomption des contradictoires formulée par Hegel, leur dépassement illusoire ou peut-être plus tard réalisé avec la découverte de penseurs Héraclitéens comme Lupasco. Ainsi en est-il aussi de l’unidualité humaine, de l’anthropo-sociologie et de la praxis que Morin développera après avoir lu Marx. Se profile alors l’écrivain-résistant influencé par Malraux et « l’idée que chacun porte en soi, dans sa singularité même, l’humaine condition » (Montaigne) menant par l’oblique à la notion d’historisation qui conduira Morin à débuter le premier tome de La méthode dans les années soixante dix. De son passé communiste lors de la deuxième guerre mondiale, on retiendra cette déclaration : « Je dirais même que mon adhésion au communisme stalinien, contre lequel toute ma culture politique antérieure (hésitant entre les radicalismes libertaires ou trotskistes et le réformisme du frontisme de Bergery) m’avait presque immunisé, n’a été possible que dans ces conditions particulières. Mais cette régression intellectuelle incontestable pour moi fut lié à une progression existentielle décisive: c’est ce qui m’a permis de m’affranchir, de risquer ma vie, d’affronter la mort, de quitter l’état chrysalidaire dont je n’aurais pu sans doute, s’il n’y avait pas eu la guerre, jamais m’affranchir. » Suit une période ouverte sur le surréalisme, la multidimensionalité de la mort, la poétique marquée par la lecture d’Otto Rank, de Breton et de Bataille. Les évènements d’Alger, la révolution hongroise, le renversement de la quatrième république, le révisionnisme marquent ensuite le cours de l’histoire, et les lectures d’Edgar Morin, qui dirige la revue Arguments, se portent sur Adorno et l’école de Francfort. On est alors dans les années soixante dix : un tournant sur le plan littéraire pour Morin, avec la découverte de l’intelligence artificielle, de la cybernétique de von Neumann, des systèmes auto-organisés de von Foerster, des sciences cognitives, où curieusement il renouera avec les questions métaphysiques, éthiques, philosophiques de son adolescence. En réalité, cela suit une logique qu’il a toujours instillé : se nourrir des courants majeurs de la littérature sans jamais se laisser déborder, endoctriner; garder toujours l’esprit en éveil pour saisir le combat perpétuel des idées contraires, leur substantifique antagonisme, ce qui le conduit à vivre et à écrire la connaissance et l’identité humaine en perpétuel mouvement dans un esprit de vérité. « Le Livre a toujours stimulé, éclairé, guidé mon vivre, et réciproquement mon vivre, demeuré à jamais interrogateur, n’a cessé d’en appeler au Livre », conclura-t-il ici. On connaît la suite, un grand travail d’écriture et l’œuvre majeure de Morin, dont le sixième tome sur l’éthique est paru en 2004.

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