Stratégies de variabilité génétique et non-génétique

Jacques NINIO, Généticien à l’Ecole Normale Supérieure, 27 Septembre 1996, Institut de Paléontologie Humaine, Paris.

Les taux de mutations sont d’environ 10-5 par gène et par reproduction sexuée chez l’homme, et de 5.10 par gène et par génération chez la bactérie. D’un parent à son enfant, il y a en moyenne 30 mutations par reproduction d’un génome complet chez l’homme, et 3 mutations pour 1000 reproductions complètes chez la bactérie. J. Ninio pose donc la question: qu’est ce qui détermine, dans l’absolu, les taux de mutations ?

Argument classique: le taux de mutations est un optimum évolutif. S’il y en a trop peu, l’espèce n’engendre pas une variabilité génétique suffisante pour produire les nouveaux variants à même de répondre aux défis de l’environnement. S’il y en a trop, le risque est grand de détruire une partie de l’information génétique acquise au cours de l’évolution. il convient d’affiner ces notions à la lumière des progrès récents de la génétique moléculaire.

En majorité, les mutations ne sont pas dues à des agressions du milieu, mais sont de source endogène. Elles résultent des erreurs de reproduction de l’ADN, lors de la duplication des chromosomes. Le niveau global des erreurs est sous contrôle génétique. Par simple mutation, on peut produire des organismes « mutateurs » produisant 100 fois plus de mutations que les organismes normaux. Par simple mutation également, on peut rendre l’enzyme de réplication (l’ADN polymérase) « anti-mutatrice », beaucoup plus fidèle que l’ADN polymérase normale. Cependant, dans ce cas, l’effet sur le taux de mutation est faible, car ce taux résulte de la conjonction de diverses sources d’erreurs.

Les processus de transfert d’information dans la cellule sont des processus chimiques qui se produisent avec un taux d’erreur étonnement bas – si l’on pense à leur nature -. Pour atteindre un tel degré de fiabilité, la cellule utilise toute une batterie de dispositifs de prévention et de corrections d’erreurs (1). Ces mécanismes jouent efficacement afin d’orienter et d’adapter les processus moléculaires. L’auteur décrit par exemple certains mécanismes prédictifs où le taux de mutation dépend de la concentration du nucléotide impliqué juste après, ou encore des processus d’amplification cinétique liés au temps de réaction et au coût énergétique qui lui est associé. Selon lui, plus que l’aspect « clef-serrure », c’est par l’agencement intelligent dans le temps des diverse étapes des réactions qu’est atteinte la haute fidélité. Ce grand potentiel de fidélité confère à la cellule la marge nécessaire pour gérer au mieux sa variabilité.

L’organisme peut ainsi gérer sa variabilité génétique par le biais de la fidélité de la réplication, des dispositifs de régulation, de recombinaison, de conversion. Il peut aussi la gérer de manière indirecte, par le biais de variabilités non génétiques (erreurs de traduction ou de transcription) ou sub-génétiques (sites méthylés dans l’ADN) (2). Se distinguent ainsi des stratégies de variabilité différentes, et différents niveaux d’organisation.

Pour l’auteur, il y a plusieurs raisons de penser que l’évolution a besoin d’événements plus complexes que les mutations simples. En particulier, chez les organismes supérieurs, une même fonction est souvent assurée par plusieurs voies parallèles, et est sous l’influence de nombreux effecteurs qui y apportent de faibles modulations. Dans ce cas, plusieurs mutations modérées touchant différentes cibles peuvent être plus efficaces qu’une seule mutation importante qui ne toucherait qu’une cible.

L’idéal serait d’augmenter la fréquence des mutations multiples, sans augmenter celle des mutations simples. Ceci pourrait se faire chez les bactéries par le biais des « mutateurs transitoires » (3) qui se comportent comme des mutatrices, le temps d’une seule génération, et chez les organismes supérieurs, par le biais de mutations produites lors de la conversion génique (4).

En conclusion, on peut dire qu’en dépit de la grande diversité des stratégies adaptatives de la bactérie face aux défis de la nature, l’augmentation des taux de mutation n’est pas une méthode efficace pour sélectionner les événements doubles. Par contre, lorsque q’une mutation est favorisée, la sélection naturelle adopte la nouvelle stratégie de variation mise en place. D’un autre côté, force est de constater que la configuration est ultrasélectionniste chez la bactérie, alors qu’elle ne l’est heureusement pas chez l’homme.

L’évolution moléculaire, notamment au travers des capacités adaptatives et d’apprentissage d’organismes simples, fait donc preuve d’une plus grande autonomie que ne le prévoit le schème néodarwiniste. Non seulement, elle est capable de répondre aux contraintes de l’environnement en faisant varier certaines régions précises du génome, mais encore elle adapte ses stratégies en fonction de la mise en place d’un système de régulation optimal (correctif, adaptatif ou évolutif).

Les données de Jacques Ninio enrichissent la vue simpliste que l’on pourrait avoir à propos des mécanismes de sélection naturelle. Elles montrent que le schéma classique de variations aléatoires et de stabilisation sélective que les « darwinistes neuraux » ont appliqué aux réseaux de neurones n’est déjà pas justifié à l’échelle des procaryotes. De plus, elles nous encouragent à penser que les mécanismes macroévolutifs sont d’un tout autre ordre, et relèvent d’une métaplasticité spécifique à une spéciation donnée.

(1): J. Ninio (1987): Kinetic devices in protein synthesis, DNA replication and mismatch repair. Cold Spring Harb. Symp. Qunat. Biol. 52, 639-6465.
(2): J. Ninio et V. Bokor (1986): Stratégies d’adaptation moléculaire. La vie des sciences 3, 121-136.
(3): J. Ninio (1991): Transient mutators: a semiquantitative analysis of the influence of translation and transcription errors on mutation rates. Genetics 129, 957-962.
(4): J. Ninio (1996): Gene conversion as a focusing mechanism for correlated mutations: a hypothesis. Molecular and General Genetics 251, 503-508.

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