Rachel ZAHN est psychothérapeute et chercheuse en sciences cognitives. Elle s’est tournée dans les années 70 vers une formation de théâtre à l’université catholique du Maryland (BA & MA Intercultural Communication) et sur l’enseignement de la technique Alexander (ACAT) dont elle est professeur certifié, de même qu’en Gestalt thérapie et en thérapie Eriksonnienne; disciplines qu’elle a pratiquées comme thérapeute pendant une trentaine d’années aux USA et en Europe. Elle s’est notamment intéressée aux difficultés psychosociales du monde du travail, aux dilemmes interculturels et aux états dits « de haute performance » et de réhabilitation, ce qui l’a conduite à étudier la proprioception, notamment avec M. Feldenkrais, C. Selver et J. Leibowitz à l’école Juilliard de la musique de New York. De 1972 à 1981, elle obtient des crédits de la fondation Ford afin de former des acteurs au théâtre de Shakespeare & Company de Stratford (GB) et collaborera avec des psychologues en se spécialisant dans l’approche interdisciplinaire des processus psychophysiques et cognitifs d’acteurs, de musiciens, d’athlètes et de penseurs originaux. Emule de l’anthropologue Margaret Mead, elle prépare deux doctorats dont un à la Sorbonne rapportant la pensée globale, la communication interculturelle et le problème de la dualité corps-esprit avec une perspective exprimée « à la seconde personne » sous la direction de Michel Bitbol (CREA, Ecole Polytechnique). Elle publiera plusieurs articles sur ces sujets pendant son travail de thèse tout en participant à des congrès à Oxford (2004) Paris, Lugano en Suisse et Pise en Italie en 2008, dont cet article est tiré. Le sujet de l’incarnation de l’esprit, de l’énaction et l’approche neurophénoménologique, si chers à Francisco Varela, que nous avons abordés précédemment avec l’article d’olivier Pénelaud dans PLASTIR n°18, sont en effet traités par Rachel Zahn sous l’angle de l’impact cognitif et psychophysique des nouvelles technologies sur l’homme contemporain. Qu’il s’agisse de l’haptique, de la réalité virtuelle ou des interfaces neuronales directes interrogeant les relations homme-ordinateur, l’auteur montre que la cybernétique frappe à nos portes et nous ouvre des voies nouvelles. Plus profondément, elle interroge le statut de la deuxième personne sur la base des méthodes expérimentales de Varela visant à valider la conscience de l’expérience vécue en modélisant la cognition incarnée du sujet à plusieurs niveaux (« premières, deuxièmes et troisièmes personnes »). Et pour ce faire, elle choisit d’étudier, non pas des sujets lambda, mais des spécialistes en psychophysique, « notamment en réhabilitation physique et/ou doué dans la performance proprioceptive », plus à même de participer activement à l’expérience de laboratoire phénoménologique mise en place, de signifier ses phases critiques et d’apporter une expertise en deuxième personne ou d’identifier les moments subtils l’inscrivant corporellement dans l’expérience en cours. Cette approche répond point par point à la dynamique énactive et d’incarnation varélienne, lui trouvant un terrain d’achoppement propice avec des experts capables d’indiquer aux patients comment « ré-accéder au savoir faire autopoïétique lors de la réhabilitation physique ». Il s’agit de la congruence psychophysique, méthode couramment utilisée chez les athlètes ou les musiciens de haut niveau désirant acquérir de nouvelles compétences ou se dépasser. Afin de nous en convaincre, Rachel Zahn prend l’exemple de la conscience proprioceptive des jeunes enfants indiquant une cognition incarnée dès le plus jeune âge, incluant les notions d’affects, d‘auto-cohérence et d’auto-agencement, ainsi que les recherches sur le sixième sens ou la désorientation proprioceptive des expériences de microgravité menées à la NASA. Elle aborde ensuite le sujet délicat de la désincarnation cognitive avec comme exemple les symptômes de dissociation observables lors du développement des différents paliers de la conscience du soi chez l’enfant favorisée par la grande neuroplasticité du cerveau immature. Autant d’éléments fondamentaux, qui ajoutés à la prise en compte essentielle de l’observateur en physique quantique et aux découvertes récentes sur les neurones miroirs, permettent d’espérer dans la réhabilitation des cerveaux lésés, dans la prise en compte « du corps en tant qu’objet à la troisième personne, condition non-raisonnante, non relevante mais nécessaire à notre existence », de l’esprit-corps comme une entité non séparée, et plus généralement dans la considération des systèmes ouverts. Troisième volet logique abordé par l’auteur : la cognition réincarnée dans l’activité psychophysique de haute performance incluant la réhabilitation physique et une démarche active de réassociation de l’esprit et du corps. Et l’auteur de nous montrer comment les experts en psychophysique opèrent afin de réincarner l’esprit dans le corps de ces patients, notamment en déterminant si c’est le système sympathique ou parasympathique qui domine chez eux, en développant des interfaces énactives spécifiques en laboratoire et en intégrant dans leurs travaux des méthodes comme la technique d’Alexander utilisée dans la plupart des grandes écoles de théâtre et de musique. S’appuyant sur les travaux de l’anthropologue Margaret Mead et sa vision de sociétés où les nouvelles technologies seraient à même de déstabiliser certaines cultures en créant plus de désincarnation ou en stimulant la congruence psychophysique, Rachel Zahn conclura en désignant l’expert exprimé à la seconde personne – qu’il soit computationnel ou humain – comme le « catalyseur essentiel » de la cognition incarnée. PLASTIR publie ici la première version française de ce travail novateur, ce qui permettra aux lecteurs non anglophones de le découvrir et d’approfondir le sujet..
WITTGENSTEIN ET LES BOSSES DE LA PHILOSOHIE
Claude BERNIOLLES est diplômé en droit et droit Comparé. Il a suivi un parcours d’auditeur libre en Lettres et en Philosophie en assistant notamment aux cours et séminaires du Collège de France d’Yves Bonnefoy et dernièrement de Jacques Bouveresse. Son travail de chercheur et de poète a donné lieu à la publication au plan poétique de Lettre sur la poésie, de Deux Conférences sur Baudelaire ainsi que de nombreux poèmes et courtes proses dans des revues poétiques telles que Vents et Marées, et au plan philosophique, à deux « recensions » dans le cadre de la revue L’Art du Comprendre (n°18 &19) ainsi que de Petites enquêtes critiques portant sur Socrate, Roland Barthes et Wittgenstein. Il nous livre ici un essai en deux parties ; la première situant par quelque ‘stratagème’ « … comment quelque chose de cohérent de l’œuvre peut coïncider » avec la vie de « cet autodidacte de génie » qu’a été Ludwig Wittgenstein; la seconde, abordant « les bosses de la philosophie », expression héritée des « Carnets ». Concernant le lien étroit entre la pensée philosophique de Wittgenstein et sa vie intime, l’auteur nous fait pénétrer au cœur de l’œuvre par le biais d’une description minutieuse de certains traits marquants de son caractère comme de son « philosopher ». Ainsi, l’homme, sa culture Viennoise, sa position de précurseur de l’empirisme logique, son approche du symbolisme mathématique, son enseignement de la philosophie ou encore sa posture singulière « d’acteur de lui-même ». Plus on pénètre dans l’univers de Wittgenstein, dans la genèse du Tractatus logico-philosophicus et des Investigations philosophiques, plus on découvre « sa tension intellectuelle », ses passions de grand architecte ou de magicien, son ironie, ses confessions, son habitation quasi-poétique lorsqu’il enseignait à Cambridge. Claude Berniolles s’inspire ensuite de cette assertion de Wittgenstein : « Ma méthode…..ne consiste pas à séparer le dur du mou, mais à voir la dureté du mou » pour décliner les bosses de la philosophie, à savoir ce que Granger, un des grands traducteurs du philosophe, interprète comme « le liant qui conjoint la première partie de la proposition qui a trait au « non-sens », à la deuxième partie qui a trait aux « bosses de l’entendement ». Et ces bosses s’expriment naturellement au travers des méandres du langage tels la perversité des mots, les imbroglios grammaticaux, les tautologies ou encore les non-sens que le philosophe doit « dépasser pour voir correctement le monde ».
Daniel DANÉTIS est professeur émérite au département Arts Plastiques de l’université Paris VIII. Nous avons présenté dans PLASTIR n°19 le large éventail de ses activités dans le domaine de la création plastique et sa mise en pratique sur le terrain. L’auteur agit en effet au travers d’enseignements interdisciplinaires approfondis sur le processus plastique, mais également sur le plan de la médiation artistique, de la mise en valeur du patrimoine et de la création d’œuvres publiques marquantes sur le plan national ou international. La seconde partie de ce travail s’intéresse à la dynamique des mécanismes psycho-affectifs, des rapports conflictuels ou symbiotiques se mettant en place entre l’esprit de découverte, l’esprit critique et l’esprit créatif à proprement parler. Et l’auteur de nous mettre en condition dès le début du texte : le créateur idéal, au sens valérien, devrait réunir trois comportements essentiels : « l’un occupé à libérer l’expression à sa source, le second, attentif comme l’ingénieur aux multiples domaines avec lesquels il faut composer, le troisième, se jouant des contraintes tout entier engagé à croiser rêve et réalité ». Et pour atteindre cette partie immergée, il faudrait recourir à une véritable exploration sous-marine de notre psychisme et de nos tendances créatives. Daniel Danétis jouera de cette métaphore aquatique tout au long de l’essai, montrant toutes les facettes des activités conceptuelles, qu’elles relèvent de la logique linéaire ou convergente (Piaget, Rieben, Guilford) ou non-linéaire ou divergente (Piaget, Guilford). Cette divergence implique une fluidité idéationnelle selon Guilford et un lâcher prise qu’il faut cultiver afin de tenter de trouver l’équilibre entre « folie ‘ordinaire’ et raison ‘ordinatrice’ qui constituent les plateaux de notre balance créative ». Cette fluidité d’esprit, dit l’auteur, permet le décloisonnement de notre pensée afin de cultiver notre plasticité conceptuelle. Elle permet aussi de cultiver la pensée oblique ou l’à-côté que nombre de poètes, tel Michaux, ont tant expérimenté. Ainsi, l’originalité associative donnée en exemple sous l’égide de Koestler, Laborit ou Moles permet seule l’édification de nouvelles ‘reliances’ au sens de Morin pouvant défier la logique per se. « Plus le besoin de production idéationnelle prend d’importance et plus la nécessité de production critique est sollicitée » dit à cet effet Daniel Danétis, avant de nous présenter la pyramide des créateurs formalisée par la classification de Taylor présentant cinq niveaux de créativité (expressive ou primaire, productive, inventive, innovatrice incluant l’abstraction et émergente) ou de comportements créatifs allant « du bricoleur astucieux jusqu’au super génie ». Et l’auteur d’exemplifier ces différents niveaux par des expérimentations de terrain réalisées avec ses étudiants avant de nous présenter les trois stratégies de décalage entre expression et évaluation à partir de la classification de Taylor. Celle ci met à jour « les principales dimensions de la personnalité créative sur le plan sensori-moteur, psychoaffectif, et logico-perceptif » qui interrogent la nature et l’évolution des processus cognitifs mis en jeu pendant l’acte de création. Ainsi, outre les questions techniques ou purement fondamentales posées par les recherches du plasticien Danétis, qui a appliqué les travaux américains de la fin du XXe siècle mettant en exergue la fluidité idéationnelle, la plasticité conceptuelle et l’originalité associative aux arts plastiques, « l’intérêt de cette description des niveaux de lecture de l’œuvre picturale tient d’abord au travail de transposition dans le champ artistique de conduites cognitives issues du domaine scientifique qui permet de mettre en évidence certains comportements que l’on a tendance à écarter a priori de la sensibilité artistique ». On ne peut qu’acquiescer, d’autant que ces propositions ont fait l’objet de validations théoriques comme d’expérimentations plastiques – illustrées par le cube comme structure tridimensionnelle du modèle de l’intellect – démontrant au plus haut point la nécessité d’une « certaine plasticité de comportement pour articuler les multiples stratégies créatives liées à la mise en tension de ces facteurs, en particulier, concernant les manifestations non verbales des processus de création et leurs implications dans les démarches artistiques contemporaines ».
SUR LES TRACES DE PATANJALI – UNE RELECTURE DES « YOGAS SÛTRA » IX À XIV DE PATANJALI
Mariana THIERIOT LOISEL est philosophe de l’éducation à Unicamp Brésil et post docteur à la faculté de philosophie de l’Université Laval au Canada. Nous publions dans ce numéro la suite de ses traductions et interprétations originales des « yogas sûtra » de Patanjali en sanskrit initiée dans le précédent numéro de PLASTIR. Sa grille de lecture demeure axée sur la condition féminine en Orient, sa pratique du yoga comme exercice spirituel et les enseignements de Patanjali. Cet essai débute au sûtra IX qui dit « L’imaginaire est une forme de connaissance verbale…Qui ne s’appuie pas sur le réel ». Et l’auteur de montrer que « la méditation permet d’écouter cet imaginaire, vikhalpah, et de le resituer en lui donnant du sens. De resituer une pensée sombre en la remettant à son contexte : l’imaginaire ». Imaginaire dont l’importance a été relevée par Durand, Castoriadis ou Lacan dans l’édification du réel, de la connaissance et de la personnalité. Imaginaire porté par nos mémoires (sûtra XI) qui « ne volent pas les souvenirs », notre repli sur nous même dans le sommeil – à la base de l’expérience d’inexistence (sûtra X) – ou la méditation afin de tenter de rencontrer l’être subtil qui nous constitue, de frôler le vide – dans le yoga Nirodah – qu’il vaut mieux atteindre sans aller jusqu’au « burn out » ou à l’épuisement du corps et de l’esprit. Autant respecter les pratiques ancestrales, la dimension harmonique et rituelle du yoga (sûtra XIV) nous conseille Mariana Thieriot si l’on veut aborder avec une certaine jubilation ce voyage spirituel, si ce n’est l’illumination…