Origine du crâne Humain: prédictions de croissance & notion d’attracteur harmonique 

Anne DAMBRICOURT-MALASSÉ, Paléoanthropologue, Chargée de Recherche au CNRS, Laboratoire d’Anthropologie, Faculté de Médecine d’Aix-Marseille Nord, Laboratoire de Préhistoire du Muséum d’histoire naturelle, Institut de Paléontologie Humaine : 8 Juillet 1994, Institut de Paléontologie Humaine, Paris.

L’observation de la croissance de la base du crâne a montré de façon empirique l’existence de phénomènes dynamiques sous-jacents à la morphogenèse des tissus de soutien. Ces biodynamiques s’inscrivent dans une trajectoire globale de l’ontogenèse basi-cranio-faciale, nommée contraction cranio-faciale. De nombreuses dysharmonies infantiles émergent actuellement de cette trajectoire globale, de façon chaotique. Les différentes biodynamiques unies dans un passé défini par des limites géométriques propres à Homo sapiens, se dispersent en sous-trajectoires indépendantes. Il en résulte des dysfonctionnements et des déséquilibres architecturaux dont on peut prévoir dans certains cas le développement. Une mandibule en retrait correspond ainsi à un ralentissement de l’activité de contraction et va ralentir le développement transversal de la région pré-maxillaire au profit de la croissance sagittal par exemple.

De la même façon, à l’échelle de l’évolution des populations sur plusieurs millions d’années, des grands singes aux hommes modernes, il s’est dégagé une trajectoire avec des seuils successifs correspondant également à une trajectoire de contraction cranio-faciale. Parallèlement à cette trajectoire à l’origine des crânes humains actuels, il ressort d’autres trajectoires évolutives mais elles sont chaotiques au sens mathématique, c’est à dire imprédictibles. Elles correspondent à l’émergence de trajectoires de croissance qui voient l’individualisation de sous-trajectoires cranio-faciales dans les limites de l’amplitude ancestrale commune, ce sont par exemple les Néandertaliens ou les Homo erectus indonésiens, en regard des crânes Homo ergaster ou habilis.

Ce sont aussi des trajectoires qui indiquent un nouveau palier de contraction mais opérant selon des modalités dynamiques limitées dans le temps de l’ontogenèse. Ce sont les fameux crânes dits: “ Australopithèques robustes ”, qui ne sont plus des Australopithèques mais sont des Paranthropes. Ils ont amplifié localement la contraction. Les corrélations ontogénétiques entre la biodynamique de la base du crâne et le développement du néo-cortex sont systématiques le long de la trajectoire propre aux hommes actuels. En revanche, cela ne s’observe pas avec les autres évolutions, les néandertaliens qui ont ralenti la contraction, ont amplifié la céphalisation. De même, les Paranthropes qui ont fléchi la base du crâne n’ont pas doublé leur capacité crânienne à l’inverse des premiers crânes humains. Ainsi crâne et cerveau de l’humanité actuelle se dégagent d’une logique évolutive, c’est à dire une itération ou répétition que l’on peut ramener à une nouvelle problématique contemporaine : les prédictions de croissance.

A présent, les systèmes dynamiques se subdivisent en trois familles définies mathématiquement par les attracteurs: les systèmes dynamiques isolés dont les attracteurs sont statiques, les systèmes dynamiques ouverts dont les attracteurs sont périodiques (oscillateurs) d’une part, et irréversibles (de complexité et d’organisation croissante) d’autre part. Ces derniers sont caractérisés par une imprédictibilité croissante de l’organisation et se rangent parmi les attracteurs chaotiques. Une quatrième famille de systèmes dynamiques peut être définie, qui rappelle par ses propriétés les systèmes chaotiques, mais qui s’en distingue par la prédictibilité croissante de l’évolution du système ou sa prédictibilité non décroissante. Ces systèmes progressent par effets des seuils, avec des transitions de phase et sont irréversibles, mais, à la différence des systèmes chaotiques, ils ne sont pas sensibles aux effets de déviance provoqués par la sensibilité aux conditions initiales.

On observe une itération des principes dynamiques, c’est à dire la reproductibilité de la trajectoire de croissance, lors que ce qui a changé est la quantité d’information. Ces systèmes se définiraient alors par la présence d’une mémoire dynamique, une référence. Ils sont auto-référencés mais non cycliques au sens où ils ne sont pas reversibles: la mémoire du développement d’un crâne humain ne redevient pas la mémoire d’un Australopithèque. Ils sont oscillants dans la mesure où ils se retrouvent dans des conditions limites de restructuration avec une mémoire des conditions initiales d’évolution et non pas de conservation des formes. Donc ils ont une évolution irréversible. Ce sont des systèmes de croissance prédictible. Les attracteurs théoriques de ces systèmes ont été nommés attracteurs harmoniques, le qualificatif a été publié dans une revue internationale à referee, puis présenté dans le cadre d’une école thématique du CNRS sur les systèmes chaotiques. Sa définition est fondée sur des mesures, des statistiques, des observations accumulées au fil des découvertes paléontologiques par différents scientifiques.

Analyse plus détaillée : le principe de la transmission de la mémoire héréditaire (le développement de l’espèce) se rattache au comportement des systèmes oscillants, cycliques, avec le « retour » à un état déjà vu dans le passé. Mais à cette reproductibilité de la mémoire de l’organisation qui se déploie dans le temps de l’individu (l’ontogenèse), il faut ajouter un facteur d’irréversibilité en rapport avec une instabilité croissante, qui est contrôlée par le système. Ici se place une divergence épistémoloqique très importante avec la philosophie naturelle née du modèle des structures dissipatives, philosophie prigoginienne. Le système n’est pas organisé par les fluctuations aléatoires ou les flux d’informations qui le traversent, il s’organise en fonction de ces flux et de la mémoire de son évolution face à des situations limites d’instabilité.

Et cette organisation n’est pas systématiquement imprédictible ou chaotique. Des liens génériques peuvent être envisagés entre ces différentes familles, l’émergence de systèmes chaotiques se définissant relativement aux systèmes harmoniques par perte de mémoire. Le modèle des systèmes à croissance prédictible ou harmonique, réunit les conditions suivantes: il est éloigné de l’équilibre, ouvert et informé, doté d’une mémoire génétique et probablement dynamique, auto- organisé/autoréférencé et dominé par une dynamique interne ayant ses propres trajectoires de croissance. A l’échelle évolutive, on peut avancer l’hypothèse d’une capacité d’auto-évolution caractérisée par les conditions suivantes: un flux d’information, une intégration et une mémorisation des flux d’intégration, une gestion de l’accumulation des flux intégrés, une évolution en fonction de l’instabilité croissante provoquée par ces gains, enfin une évolution référée à une mémoire dynamique (dans des conditions limites d’instabilité, le système se comporte selon des règles stables).

La population est oscillante, c’est à dire que les trajectoires individuelles se réfèrent à un équilibre dynamique originel, apparu dans le temps, et transmis de façon héréditaire, mais ces oscillations dérivent néanmoins de façon irréversible. Elles peuvent atteindre des seuils limites où les trajectoires vont devenir chaotiques, car elles ne sont plus référencées par la mémoire ancestrale, et basculer vers de nouveaux équilibres. Mais, la « perte de mémoire » ne correspond pas à une disparition de la mémoire ancestrale (le plan d’organisation). Elle est toujours présente: ce sont les espèces d’un même plan d’organisation, le chimpanzé ou le gorille par exemple. Il reste à savoir d’où vient le gain continu d’instabilité, s’il est extérieur ou s’il est interne. Lors de la gamétogenèse ou la duplication des cellules de la reproduction, on peut prévoir des systèmes oscillants de toute sorte, fortement dissipatifs pour les uns et fortement intégratifs pour les autres. On peut envisager à cette échelle d’établir, en sus de modélisations mathématiques, de petits modèles biologiques pour tester le modèle théorique au GDP.

Cette intervention montre brillamment les réflexions de fond qui ont conduit à l’hypothèse de l’émergence d’attracteurs inédits de l’hominisation. Les lecteurs qui voudraient des précisions quant la méthodologie utilisée pour réaliser les mesures de la contraction cranio-faciale sur les fossiles primates et humains avec un recul de 60 millions d’années se référeront à la bibliographie ci-jointe. A. Dambricourt montre bien que ce phénomène de contraction pré-existe à l’émergence des premiers hominidés, et que sa trajectoire est continue dans sa logique de contraction tout en étant discontinue dans ses effets vis à vis des paliers de contraction. La bipédie permanente constitue le seuil arbitraire de l’hominisation. Il correspond au seuil où la contraction ne s’arrête plus pendant le développement post-natale à la différence de tous les autres primates.

Les phylogenèses du crâne de l’ordre des Primates comprennent donc des trajectoires micro- évolutives différenciant les espèces à l’intérieur d’un même plan d’organisation architectural, et au moins une trajectoire macro-évolutive, qui transforme le plan l’organisation ontogénique. On comprendra ainsi qu’au sein d’un même plan, les évolutions peuvent se modéliser à l’aide d’attracteurs chaotiques, ce qui n’est pas le cas lors d’un passage d’un plan à un autre, où un attracteur harmonique (lié à une mémoire), c’est à dire reproduisant les causes et les effets dynamiques, intervient. L’hominisation est l’actualisation de ce type d’attracteurs et correspond à la trajectoire macro-évolutive de dynamique convergente et non chaotique précédemment exposée.

Beaucoup d’interventions ont eu lieu, qu’il serait trop long de détailler. E. Bois dit son intérêt pour ces différents attracteurs qu’il approche à l’autre bout de la lorgnette, au niveau de l’évolution cosmologique, ainsi que quelques mots sur le projet de modélisation mathématique du modèle d’attracteur harmonique envisagé au GDP. Les rapports du chaos au principe de complexité croissante, et par delà au principe anthropique procèdent-ils d’une logique commune avec le modèle d’attracteur harmonique dans l’évolution ? Telle est la question posée. M-W Debono relève l’importance du débat de fond, et le fait que l’on se trouve ici typiquement devant le cas d’une découverte située aux frontières de sa propre discipline et interrogeant intelligemment les autres disciplines. Tout sera fait au GDP pour essayer de creuser ces questions qui regardent autant les processus d’évolution que le devenir de l’homme.

Dambricourt Malassé, A., « L’hominisation et la théorie des systèmes dynamiques non linéaires », Revue de Bio-mathématique n°117, 5-53, Eds. Européennes, 1992;
Dambricourt Malassé, A., « Les attracteurs inédits de l’hominisation. Ontogenèse fondamentale, attracteurs chaotiques et attracteurs harmoniques », Société Française de Biologie Théorique (S.F.B.T.), St. Flour, 13 semaine, 1993.
Dambricourt Malassé, A, « Nouveau regard sur l’origine de l’homme », La Recherche, 286, 45-54, 1996.

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